Helsingør, château d'Hamlet
De Léonard Matton, d'après l'oeuvre de William Shakespeare
Léonard Matton, pionnier du théâtre immersif en France, propose avec Helsingør, château d'Hamlet, une spectaculaire variation de La Tragique histoire d'Hamlet de William Shakespeare
L’art de la séduction
Hamlet apprend par le spectre de son père défunt, roi du Danemark, que ce dernier a été assassiné par son frère, Claudius. Il simule la folie afin de rester au contact de la cour et, pour dénoncer l’assassin monté sur le trône, organise une représentation du meurtre lors du remariage de sa mère, Gertrude, avec ce dernier. Polonius met en garde sa fille Ophélie contre les avances d’Hamlet et espionne une conversation entre les amoureux mais il se fait surprendre et poignarder. Ophélie, de désespoir, se suicide. Hamlet combat en duel Laërte, le frère d’Ophélie ; tous deux sont mortellement blessés mais avant de mourir, Hamlet parvient à tuer Claudius.
Si l’on veut bien se souvenir que seducere, le verbe latin d’où est issu « séduire » veut littéralement dire « détourner du droit chemin », on admettra que toutes celles et ceux qui ont pris l’habitude de nous éloigner des bâtiments de théâtre pour nous conduire dans des lieux qui n’ont rien à voir avec la sage simplicité d’un rapport scène/salle peuvent être nommés séductrices et séducteurs... Cherchent-ils en effet autre chose qu’un étourdissant envoûtement ? Un déploiement idéal de charme ? Un charme, comme on le dirait d’un filtre magique, qui fait perdre sens commun et repères ordinaires. Loin du confort d’un fauteuil de velours rouge, ou même d’une spartiate banquette de bois brut, le spectateur se trouve plongé dans un monde dont il ne maîtrise pas les contours et dont il ignore les règles. On nomme cette forme « théâtre immersif ».
Helsingør, château d’Hamlet s’inscrit dans un mouvement qui s’est affirmé il y a une vingtaine d’années avec, notamment, l’émergence de la compagnie britannique Punchdrunk, fondée par Felix Barrett en 2000. Fasciné par le cinéma, mais guidé vers le théâtre par un de ses professeurs, le directeur artistique de Punchdrunk, qui travaille désormais dans le monde entier, et pas seulement à des spectacles, est bien trop cultivé pour ne pas connaître toutes les expériences qui ont précédé son fabuleux Sleep No More, vagabondage poétique autour de Macbeth, déployé avec une emphase stupéfiante. Au fil du temps, les mots se sont envolés pour laisser place à une chorégraphie mystérieuse qui enchante le public. Ce n’est en rien le projet de Léonard Matton qui, du lieu nommé Le Secret, dans le 5e arrondissement de Paris au château de Vincennes, tient à la lettre même de Shakespeare et dirige avec précision les interprètes. Il n’ignore pas qu’avant Punchdrunk, de Luca Ronconi à André Engel, les verbes flambèrent haut, loin des murs des théâtres... C’est plutôt avec eux qu’il renoue.
Armelle Héliot
L’avènement de l’immersion sur les scènes contemporaines
En créant le spectacle Sleep No More à Londres en 2003 puis à New York en 2011, la compagnie britannique Punchdrunk, fondée par Felix Barrett, remporte un franc succès et marque l’essor du théâtre immersif. Son public déambule à travers différentes pièces d’un hôtel dans lesquelles sont jouées, de manière simultanée, des scènes tirées du Macbeth de Shakespeare : chacun se fraie son propre chemin au sein d’une représentation qui l’environne de toutes parts. Lors de l’installation-performance Les Apparitions de Martha Rubin proposée en 2008 à Cologne par le collectif austro-danois Signa, les spectateurs arpentent quant à eux une ville créée de toutes pièces, Ruby Town : ils peuvent y passer des heures, voire un ou deux jours, afin d’essayer d’en percer les lois et les mystères. Dans Nachlass. Pièces sans personnes du collectif suisse Rimini Protokoll, présenté tout d’abord à Lausanne en 2016 (puis à Amsterdam, Berlin, Rome, Bobigny...), les spectateurs pénètrent tour à tour huit espaces aménagés par huit personnes proches de la mort (malades, âgées, pratiquant un sport à risque, etc.), selon ce qu’elles souhaitent laisser en héritage : ce sont des cartons dans lesquels le public fouille, des photographies qu’il regarde, des loukoums qu’il déguste, une chanson qu’il écoute, chaque chambre baignant dans une atmosphère particulière.
Le terme d’immersion renvoie au fait que le spectateur est tout entier plongé dans un nouvel environnement. S’il est certes possible de s’immerger dans un spectacle (comme dans un roman) simplement grâce à la vue ou à l’ouïe, ainsi qu’aux pouvoirs d’une fiction, les pratiques des scènes contemporaines accentuent pour leur part la dimension corporelle et sensible de l’immersion, en faisant le plus souvent appel aux cinq sens et en impliquant fortement le corps du spectateur. Le théâtre, ce « lieu d’où l’on regarde » selon l’étymologie du mot, donne alors davantage place à une expérience physique et sensorielle, favorisant à cet égard les interactions avec le public. Les chercheurs qui se sont penchés sur les formes contemporaines de « théâtre immersif », s’emploient cependant à les remettre en perspective, ce qui permet d’en relativiser et de mieux en spécifier la nouveauté. De fait, on peut rappeler, entre autres exemples, le succès, au XIXe siècle, des dioramas et autres panoramas, offrant au spectateur la possibilité d’être entouré tantôt par une peinture de paysage, tantôt par une scène de bataille, et lui donnant l’illusion de se retrouver au milieu de ces dernières. Josephine Machon, qui est l’une des premières à avoir théorisé le théâtre immersif, souligne par ailleurs qu’il ne s’agit aucunement d’un genre théâtral, lequel aurait fait récemment son apparition, mais plutôt de pratiques scéniques, de modalités de jeu, susceptibles d’irriguer une grande variété de spectacles.
Ceci étant posé, il est intéressant de s’interroger sur ce succès de l’immersion sur les scènes contemporaines, sur ce qu’il indique de l’état du théâtre et de notre présent. On notera que les formes immersives sont souvent mises en œuvre par des collectifs ou de jeunes compagnies, en dehors des institutions théâtrales, lors de spectacles qui cherchent à expérimenter à la fois de nouvelles relations au public et de nouveaux lieux, en développant un art « in situ », ce qui oblige à repenser les politiques adoptées à l’égard de la ville et de la culture. L’immersion invite ainsi à concevoir un art théâtral « hors-cadre », subvertissant également les limites entre le théâtre et les autres arts pour proposer des œuvres hybrides, tel le « théâtre installatif », parent des installations pratiquées dans les arts plastiques, au-delà de toute catégorisation figée. Les pratiques théâtrales immersives ne manquent pas, en outre, de susciter le débat : d’aucuns leur reprochent de supprimer les détours de la représentation et de cultiver l’immédiateté de la présence, un fantasme contemporain de la fusion, avec le risque d’annihiler toute possibilité de distance critique. Ce à quoi on objectera que le théâtre dit « immersif », s’il peut jouer avec la frontière entre illusion et réalité, n’en repose pas moins sur l’écart entre ces dernières. On pourrait par ailleurs se demander dans quelle mesure l’immersion au théâtre ne serait pas à considérer comme l’indice et le vecteur d’une autre relation au monde : non pas tant un œil du prince surplombant et totalisant qu’un sujet situé dans le monde et faisant l’expérience de lui être irrémédiablement lié... On laissera donc à chaque spectateur le soin d’élaborer son propre parcours immersif et de se forger son opinion à ce propos.
Florence Baillet
A découvrir dans cette édition :
Avant-propos:
L’art de la séduction, par Armelle Héliot
L’affiche du spectacle
Le texte de la pièce
Commentaires:
- L’avènement de l’immersion sur les scènes contemporaines, par Florence Baillet
- Voyages magiques, par Armelle Héliot
- Une acrobatie théâtrale, par Stéphanie Tesson
- Monter Hamlet dans un cadre spectaculaire: entretien avec Léonard Matton, par Armelle Héliot
- La musique d’Helsingør: rencontre avec Claire Mahieux, par Violaine Bouchard
- Helsingør côté public, rencontres avec Magali Léris, Loïc Corbery et Joëlle Gayot, par Violaine Bouchard
- Éditer un texte de théâtre immersif, par Violaine Bouchard
- Le Centre des monuments nationaux :
Entretien avec Edward de Lumley, directeur du développement culturel et des publics, par Stéphanie Tesson
L’actualité:
- Pièces à l’affiche :
Eugénie Grandet, Théâtre 13/Seine, par Armelle Héliot
Le Square, Théâtre du Lucernaire, par Gilles Costaz
- Enquête : Bibliothèque de l’Institut de France :
Un lieu ressources pour le théâtre, par Rodolphe Fouano
- Lire
Distribution
- Roch-Antoine Albaladéjo ou Loïc Brabant (Claudius)
- Gaël Giraudeau ou Stanislas Roquette (Hamlet)
- Jean-Loup Horwitz ou Dominique Bastien (Polonius et le Fou)
- Laurent Labruyère ou Cédric Carlier (Horatio)
- Mathias Marty ou Matthieu Protin (Laërte)
- Thomas Gendronneau ou Anthony Falkowski (Rosencrantz et Bernardo)
- Hervé Rey ou Jérôme Ragon (Guildenstern et Marcellus)
- Zazie Delem ou Claire Mirande (Gertrude)
- Marjorie Dubus ou Camille Delpech (Ophélie)
- Jacques Poix-Terrier ou Michel Chalmeau (Le Spectre, Lucianus et le Fossoyeur)